Notes de mise en scène

LOU VIN DEI PADRE, une oeuvre dans le siècle.

Hervé BARELLI

S’il est une oeuvre de Francis Gag familière aux Niçois, c’est bien « Lou vin dei Padre ». La bonhomie des personnages autant que le rayonnement malicieux de l’auteur-acteur qu’était Francis Gag, la reprise régulière de l’oeuvre soixante années durant, sa transposition pour le cinéma en font probablement la création théâtrale moderne la plus connue et la plus appréciée des Niçois.

Cette longue histoire, cette complicité éprouvée, l’empreinte du créateur marquaient aussi une forme qui perdurait. Si le public la retrouvait avec bonheur, telle qu’en elle-même, les interprètes de la pièce et au premier chef Pierre-Louis Gag constataient avec regret que leur passion pour son intrigue s’émoussait, dans une hésitation entre la mémoire et la volonté de la perpétuer.

Ce souci de maintenir en avançant les conduisit sur la voie d’une refonte générale de la mise en scène, encore marquée par la personnalité de Francis Gag, mus par une inconsciente recherche de l’épreuve du feu. En somme, que resterait-il de ce théâtre une fois la dimension affective liée à son auteur disparue avec ceux qui le connurent et l’estimèrent ? Il y avait deux risques à prendre, celui du sacrilège et celui l’éphémère. Le sacrilège aurait été, en bouleversant la forme, de trahir le fond ; l’éphémère aurait consisté, en ne changeant rien, à accepter un constat : l’oeuvre de Francis Gag avait fait son temps. Ces deux risques pouvaient être différenciés ; ils pouvaient aussi être concomitants. C’est dire les craintes que les uns et les autres éprouvèrent.

Ces craintes furent atténuées par la recherche remarquable que Rémy Gasiglia consacra au thème du vin et de la parole dans « Lou vin dei Padre », à l’occasion d’un colloque et d’un cycle de conférences organisé par la Faculté des Lettres [1]. Il faut dire ici toute la gratitude que les changements de forme de la pièce doivent au travail de critique littéraire conduit par Rémy Gasiglia dans ce texte, et cela pour trois raisons.

D’une part, en développant avec rigueur et érudition le fond d’une oeuvre qui ne passait jusqu’ici que pour populaire -sans évidemment qu’il y ait derrière ce mot aucune notation péjorative-, Rémy Gasiglia conforta chez tous les défenseurs de la littérature niçoise le sentiment que les pièces de Francis Gag, et singulièrement celle-ci, n’étaient pas inspirées seulement de l’air du temps et d’inconsistantes modes passagères, mais bien qu’elles reposent sur une structure solide et inspirée, une culture profonde et une science juste de la création théâtrale. Qui imaginait, en effet, parmi les amateurs des pastrouil de Tanta Vitourina, que dans la bibliothèque de leur auteur, si simple et si chaleureux, se côtoyaient Rabelais, saint François d’Assise, Jean Racine et la Bible d’Ostervald, et que de ces textes impérissables il avait su tirer une comédie profonde autant que succulente ?

D’autre part, en identifiant dans les personnages et les actions de la pièce quelques uns des plus constants moteurs des passions humaines, et donc de l’art, Rémy Gasiglia a donné une pleine conscience à ses auditeurs et à ses lecteurs de la qualité de la pièce créée en 1937. En se livrant à l’exigeant travail de critique littéraire que ses grandes compétences lui autorisent, il a révélé aux Niçois que la populaire comédie pouvait aussi être regardée et traitée comme d’autres oeuvres, issues de répertoires présumés plus nobles et qu’à ce titre, elle leur était comparable.

Enfin, en approfondissant la connaissance littéraire de chaque personnage, son caractère et le sens symbolique de son existence et de son action, Rémy Gasiglia a donné des clés de compréhension de l’oeuvre qui demeuraient jusqu’alors perceptibles qu’à l’auteur. Ce faisant, il a ouvert les portes d’une refonte de la forme, ouverture dans laquelle Pierre-Louis Gag s’est engouffré avec foi et avec inquiétude.

Comment a-t-il décidé de traduire cette volonté en me confiant la mise en scène nouvelle, sans autre référence ? C’est là un mystère qu’il faut laisser aux affinités électives qui produisent la confiance et l’amitié. Toujours est-il que, non sans y avoir réfléchi longuement, j’acceptai sa proposition en décembre 1999, avec comme objectif de présenter au public une oeuvre rénovée à l’automne 2000.

Dans ce geste pour lequel je demeure infiniment reconnaissant à Pierre-Louis Gag était inclus un contrat tacite : la rénovation reposerait sur le respect, sur la mesure et sur l’approfondissement.

C’est muni de ce viatique, et avec l’appui constant de Pierre-Louis et de Jean-Luc Gag que j’ai élaboré un projet qui devait à mes yeux de novice présenter un caractère supplémentaire : tenter de démontrer, comme l’avait si justement fait Rémy Gasiglia du point de vue de la critique scientifique, que la pièce de Francis Gag pouvait être adaptée aux codes et aux rires d’aujourd’hui sans rien perdre de sa saveur ; donc, qu’elle dépassait son auteur ; donc, qu’elle était une oeuvre littéraire réelle, transposable à l’échelle des temps et non liée à un contexte historique précis, illustration de la qualité de l’homme qui la créa autant que de celle de la culture niçoise trop souvent réduite à des plaisanteries indignes.

Cette préoccupation se heurtait cependant à l’inexpérience. Comme il est sage en pareil cas, il fut décidé de l’appuyer sur l’expérience des autres.

Une construction en références

L’observation des fruits du hasard fut, en l’occurrence, un élément fondamental. En quelques mois, en effet, la succession de spectacles auxquels il me fut donné d’assister et le fond de culture que tous, nous possédons pour avoir lu, pour être allés au cinéma, au théâtre, voire à l’opéra donna au projet des clés de mise en oeuvre inattendues.

La première de ces références sort directement d’une bande dessinée familière : le bien nommé cow-boy « Lucky Luke », né de l’imagination des dessinateur et scénariste Morris et Goscinny. Elle s’imposa presque seule, par le nombre des moines capucins, héros principaux de l’aventure. Ils sont quatre, en effet, comme les frères Dalton sous la plume de leurs créateurs. Quatre moines aux caractères différents, comme les Dalton, les deux plus notoires étant Joe, le plus petit et le plus méchant, et Averell, le plus grand et le plus placide. Quatre Dalton de taille différente et croissante, comme il était possible de le faire grâce aux comédiens de la troupe susceptibles d’endosser les rôles. La caractérisation des personnages des moines reposa donc sur ce double critère, comme l’illustre l’exemple de Mansuet.

Rémy Gasiglia note, à propos de Mansuet : « il s’avère rapidement le plus affamé, le plus critique et le plus intéressé par le vin. Il se vante ainsi d’être le fils d’un ivrogne, trouve que son couvent ressemble au purgatoire, se querelle avec Gregòri, entonne le premier les couplets bachiques et plein de malice (...) conçoit l’idée diabolique du chalumeau qui permet de boire au tonneau sans toucher à celui-ci ». De la malice de Mansuet à la méchanceté de Joe Dalton, il n’y a qu’un pas d’imagination logique à franchir. Ce fut décidé : Mansuet serait le plus petit des quatre et exprimerait, sous le trait forcé de la comédie, ce caractère.

Il en va de même pour Bouònaventura et les platitudes proverbiales qu’il égrène, « qui pourrait bien avoir hérité de saint Bonaventure le goût des sermons monotones », ressemblant au naïf Averell uniquement préoccupé de savoir « quand est-ce qu’on mange ? », comme on put ensuite glisser dans la peau des deux frères intermédiaires Jack et William le sentencieux et rigide Ilarioun et le novice Gregòri.

Un second élément de référence fut la mise en scène que Paul-Emile Fourny donna aux représentation de « Rigoletto » à l’opéra de Nice, en novembre 1999. Dans le deuxième acte, où la pure Gilda se voit séduite par le dépravé duc de Mantoue déguisé en pauvre étudiant, puis enlevée par les courtisans de celui-ci, pensant ravir au bouffon bossu sa maîtresse, Paul-Emile Fourny a opté pour un dispositif scénique simple : côté jardin , la maison de Gilda, blanche, comme le costume de Gilda, blanc, éclatants tous deux de virginité ; côté cour, la rue, les murs et les maisons voisines, et les courtisans, tous en noir charbonneux, comme leurs desseins, le tout clairement partagé par l’axe central du plateau.

Dans « Lou vin dei Padre », Rémy Gasiglia a noté l’omniprésence du thème du Diable, « récurrent », nous dit-il. Le dialogue virulent de l’acte IV, entre Eliacin et Monseigneur Tadèu peut s’interpréter aussi comme une dénonciation, de la part du caviste, de la malice de Tadèu. Tout en connaissant la tentation à laquelle seraient soumis ses quatre frères puisqu’il l’a lui-même vécue -ses propres paroles et sa propre attitude par rapport au vin sont constamment rappelées dès le milieu de l’acte II-, il les a envoyé vers le péché et voudrait ensuite les punir d’y avoir cédé. Ainsi, le Diable et Tadèu peuvent se confondre dans un même personnage, et l’ensemble de la pièce être regardé comme une parabole de l’éternel combat entre le Bien et le Mal, entre la tentation et la commission du péché, et la rédemption par la pénitence moyennant l’intervention d’un intercesseur, Eliacin.

De cette interprétation binaire nacquit le principe de partage de l’espace : côté jardin serait établi l’espace du Bien ; côté cour celui du Mal. Ainsi en avait usé Paul-Emile Fourny pour « Rigoletto ». Ainsi serait fondé le nouveau projet des « Padre », en s’appuyant, pour cette répartition même, sur la tradition chrétienne qui dispose, par exemple dans les Jugements derniers, les élus à la droite du Christ (donc sur un tableau où il est représenté de face à la gauche du spectateur soit le côté jardin d’un plateau de théâtre) et pour les damnés à sa gauche, la senestre, la sinistre (donc à la droite du spectateur, soit le côté cour).

Cette disposition de principe ordonnait ensuite les places et les déplacements des comédiens. Ainsi, au gré de leur glissement vers le péché, les quatre Capucins passeraient d’un côté à l’autre (côté jardin jusqu’aux couplets bachiques de l’acte II ; côté cour ensuite); Tadèu, figure diabolique, ne quitterait jamais le côté cour ; Eliacin, figure de l’intercesseur, passerait alternativement de l’un à l’autre (côté cour à l’acte II car il fournit l’instrument du péché, mais un instrument dont l’excès seul est condamnable ; côté jardin à l’acte IV quand il est l’acteur de la défaite de Tadèu).

Cette disposition de principe donnait enfin à l’axe central une fonction d’illustration précise et conditionnait les éléments de décor : au centre du plateau, sur la ligne de partage entre Bien et Mal serait placé l’élément de décor symbolisant le lieu et l’esprit de l’acte : un lutrin, pour le scriptorium de l’acte I ; un pilier, pour la cave de l’acte II ; un figuier, pour la scène extérieure de l’acte III, et comme élément symbolique de la scène tragique qui va se produire, du tirage de cartes, sacrilège de l’homme prétendant découvrir les desseins de Dieu, à la profanation du vin de messe, car le figuier, comme le rappelle Rémy Gasiglia, est un arbre maudit ; la chaire du supérieur des Capucins, comme symbole du pouvoir de juger, dans la salle capitulaire du couvent. Et fermant tout le fond de la scène, un mur signifiant que les choix de vie sont limités à des variations entre le Bien et le Mal, sans échappatoire possible.

Il faut enfin citer un troisième élément de référence, une comédie de Gérard Oury où se rencontrent Louis de Funès et Yves Montand dans les rôles principaux et que tous nous connaissons , au gré de ses fréquentes rediffusions télévisées : « La Folie des grandeurs » (1971). Cette comédie, revue en vidéo, présenta très vite un certain nombre de points d’appui. Elle était une adaptation, et l’adaptation d’une tragédie, en l’occurrence « Ruy Blas » de Victor Hugo. Elle est une oeuvre dite « en costume », dans un contexte historique précis et un souci de justesse documentaire réel, qui augmente le décalage propice au comique tout en le crédibilisant. Enfin, un de ses deux principaux personnages est un méchant, mais un méchant de comédie.

« Lou vin dei Padre » est aussi une comédie basée sur le développement d’une anecdote historique. Elle est chronologiquement et géographiquement située. Elle tourne autour des thèmes du Bien et du Mal, sur un fond de mesure qui stigmatise l’excès, pente naturelle conduisant de l’un à l’autre. Progressivement s’est imposée l’idée que les effets comiques de la nouvelle mise en scène seraient renforcés par un scrupuleux respect des éléments historiques et du texte de l’auteur, ce qui dévoila d’autres difficultés.

Entre tradition et ajustements

Une des premières interrogations qui furent formulées portaient sur l’existence d’un texte original. Il apparut très vite que les archives de Francis Gag n’en contenaient pas, et que les versions dactylographiées conservées et successives dataient des années 1950. Elles se présentaient d’ailleurs comme des exemplaires de travail destinés aux différents comédiens, et offraient de plus des variations d’indications ou de didascalies fréquentes par rapport à des exemplaires plus anciens. Un texte fut stabilisé dans l’édition de 1970, reprenant certaines d’entre elles, et maintenu dans les éditions successives [2]. C’est à cette seconde édition que renvoie le travail de Rémy Gasiglia. Ce fut sur elle que se fonda le projet de nouvelle mise en scène.

Ce texte contient des indications et des didascalies qui, sans être constamment attestées furent suivies régulièrement par les différents interprètes des rôles. Du vivant de Francis Gag, elles étaient livrées à son autorité de créateur. Mais la question de leur pertinence, au vu de leurs variations et des traditions qu’elles avaient induites dans la troupe se posa quand il s’est agi de porter un nouveau regard sur la pièce.

D’un commun accord, un double principe fut établi : d’une part, le texte de l’édition de 1970 serait respecté à la lettre ; d’autre part, les indications et les didascalies seraient regardées comme accessoires. S’il était reconnu comme nécessaire de se tenir aux lieux indiqués en tête de chaque acte, les comportements des personnages, leurs intonations, leurs déplacements, la place, le nombre et la forme des éléments de décor pouvaient être modifiés. Ainsi en fut-il par exemple du figuier, donné dans les indications de l’acte III comme disposé à gauche, et qui fut ramené au centre.

Ce choix du respect intégral du texte ne s’imposa pas sans discussion, surtout au regard du principe de réalisme historique qui avait été aussi soutenu. Un anachronisme flagrant apparaît en effet dans le texte de Francis Gag, et qui tient dans le vouvoiement qui lie les personnages. Concevable, et encore, lorsque ceux-ci s’adressent à leurs supérieurs, il est en revanche inimaginable pour des Capucins, voire des Bénédictins de même rang s’interpellant les uns les autres. Les idées de fraternité et d’humilité, si présentes dans l’ordre capucin, interdisent ce système auquel Gag a pourtant recours. Le tutoiement aurait été partout plus juste. Sans doute ce choix de l’auteur reflète-t-il sa vision de monde ecclésiastique de son temps, marqué par la distanciation souvent introduite au XIXème siècle. Elle était en tout cas incompatible avec une réalité historique. Entre modifier le texte, même sur un problème somme toute mineur de conjugaison, et le conserver en l’état, il fallut choisir. Ce fut cette dernière option qui, par respect pour l’auteur, fut prise.

Une autre tradition concernait les costumes. Aussi loin que remontent les documents iconographiques, et à défaut de précisions écrites, les personnages figurés, c’est à dire Eliacin et les quatre Capucins, sont présentés revêtus de costumes inexacts. Directement puisés souvent dans le cliché du moine bon vivant (tel le dessin de Pascal Cipre sur l’affiche de 1937), les costumes portés par les comédiens semblent avoir toujours été, pour Eliacin, une bure blanche couverte d’une sorte de chasuble noire (qui évoque plus les Dominicains que les Bénédictins) et, pour les Capucins, une bure marron très proche de celle des Franciscains. On sait pourtant qu’en principe, le costume des Bénédictins (Eliacin et Monseigneur Serafin) est uniformément noir, tandis que les Capucins portent une bure grise. Cette question des costumes, si elle devait être replacée dans un contexte historique, supposait donc aussi que soit précisée le temps où se déroule l’intrigue.

On peut déduire du texte de la pièce comme de l’Histoire qu’elle prend place au XVIIIème siècle, entre 1697 (qui est la date la plus récente citée par Mansuet à l’acte I) et 1787-1792, qui vit la suppression de l’abbaye de Saint-Pons avec la disparition des derniers Bénédictins. A partir de documents d’époque, il fut donc décidé de rendre aux Capucins leur Rosaire au côté, leur costume de bure grise doublé d’un demi-manteau sur les épaules, ainsi que leur barbe, attribut de la pauvreté et de l’humilité inséparable de leur condition ; Eliacin reçut une bure noire conforme. Quant à Monseigneur Serafin, au vu du caractère du personnage et de la réalité historique, il fut convenu de lui donner le vêtement d’un abbé de cour du XVIIIème siècle avec perruque poudrée, chemise, cravate et bas blancs, redingote, manteau et gants noirs. En effet, depuis le XVIème siècle, l’abbaye de Saint-Pons est en commende, et ses abbés, quand il y en a, n’ont plus rien de commun avec les sages et érudits religieux de l’imaginaire populaire.

Sur ce point précis, donc, entre la tradition, marquée par Francis Gag lui-même, et le contexte, il a été fait le choix du contexte. Ce fut pour les comédiens un défi, complété par le retour des perruques à tonsure, mais qui contribua aussi, malgré l’inconfort, à trancher sur la vision traditionnelle du spectacle, plus proche de « L’élixir du révérend Père Gaucher » de Daudet que de l’Histoire religieuse et niçoise.

On peut, à la lecture de ces différents éléments, se faire une idée plus juste des débats et des motifs qui ont tantôt plaidé pour le respect de la tradition, et tantôt pour un ajustement. Il reste à donner, et c’est fort incommode car il s’agit là d’éléments plus faciles à visualiser qu’à écrire, les quelques pistes qui ont été suivies en fonction de la vision générale de la pièce.

Illustrer par la comédie l’éternel combat du Bien et du Mal, la victoire de l’un sur l’autre par la pénitence et finalement la rédemption constituait le parti-pris initial d’exposition, la forme organisant le décor et les déplacements. Il se justifiait par la présence diabolique, par la gravité croissante des infractions et des péchés commis par les quatre Capucins, par le rôle ambigu de Monseigneur Tadèu dans l’aventure de ses frères. Il se devait donc, afin d’entrer dans la logique grossissante de la comédie, de porter à l’excès les caractères des uns et des autres, leurs gestes, mais ceci, d’une part, à la demande de Pierre-Louis Gag, sans enfreindre les limites de l’ivresse jusqu’à l’ivrognerie et d’autre part, en s’inscrivant dans un crescendo d’actions et de paroles correspondant au crescendo des péchés.

Il fallait donc que Monseigneur Tadèu fût démoniaque à souhait, mais un démon de comédie, c’est à dire si caricatural qu’il en devient moins inquiétant, sans que cette mise en perspective n’efface son rôle réel, qui est tragique. On recourut ainsi à des entrées rendues plus proches, par un jeu de lumières, d’apparitions surnaturelles, à une gestuelle menaçante et solennelle et à un procédé consistant à ce qu’il soit alors coiffé de son capuchon, dissimulant ses traits et caractérisant le personnage. Tadèu ne se dévoile qu’à l’acte IV, quand il ment à Monseigneur Serafin, et quand Eliacin le démasque à son tour comme un suppôt de Satan, le contraignant à renoncer à punir ses frères, à les livrer à l’Enfer. En revanche, quand les autres moines, Bénédictins et Capucins, agenouillés du côté du Mal mais regardant vers le Bien, reçoivent la punition qui doit effacer leurs péchés, Tadèu se couvre à nouveau la tête, comme pour dissimuler sa défaite, mais aussi comme ne renonçant pas à sa noire nature.

Cette ressource du capuchon devait permettre aussi de dépasser un autre obstacle, plus pragmatique, celui de la langue. La qualité d’expression du texte de Francis Gag repose sur un niveau de langue élevé, éloigné du niçois courant. De plus, le vieillissement, voire la quasi-disparition des locuteurs naturels en niçois rendent de longs passages de la pièce d’un accès difficile au public d’aujourd’hui. C’est un constat qui, malheureusement, a été dressé par les comédiens de la troupe, contraints de recourir, souvent, à des artifices pour aider à cette compréhension. Tant que ces difficultés se bornaient à des éléments de vocabulaire littéraire ou à des passages poétiques, comme la grande tirade d’Eliacin à l’acte IV, elles pouvaient être dépassées. En revanche, dès lors qu’elles touchent à des éléments fondamentaux de compréhension de l’intrigue, elles suscitèrent une inquiétude majeure : si l’attachement affectif, quelques expressions familières et bien senties et une connaissance générale de l’histoire soutenaient le rire des spectateurs, pouvait-on s’en satisfaire quand on redécouvrait une oeuvre où le fond moral était aussi important ?

En reprenant à l’acte II, puis systématiquement, en les singeant, les attitudes très caractérisées de Monseigneur Tadèu (voix caverneuse, capuchon rabattu, gestes menaçants), on pouvait espérer que le public comprendrait mieux qu’il était en somme celui qui avait provoqué la tentation et conduit ses frères au péché alors qu’il l’avait commis et connu lui-même ; par conséquent qu’il enrichirait le plaisir de rire de la connaissance d’une problématique fondamentale autant voulue par Francis Gag, quoique d’une manière moins patente.

Un méchant qui perd est déjà un élément de la comédie morale. Il fallait aussi outrer les caractères et les actes des victimes. Deux techniques furent choisies.

D’une part, afin de renforcer la visibilité des personnalités dans le groupe des quatre Capucins, l’animosité entre Ilarioun, homme de règle et de principes, et Mansuet, homme de désordre et de tentation, fut développée. Elle est signifiée dès l’acte I, où les dictées qui s’entrecroisent provoquent très vite une rivalité, soulignée par des tons et des débits qui s’élèvent et augmentent. Elle se traduit comme un conflit d’autorité sur le groupe et voit logiquement, avec la chute dans le péché, Mansuet prendre le pas sur Ilarioun dès la fin de l’acte II. Jusqu’alors, Ilarioun est en retrait et freine la glissade de ses frères par un comportement rébarbatif et dur. Ensuite, Mansuet imposant un jeu notoirement dangereux pour choisir le chemin du retour, acceptant le premier le tirage des tarots, offrant à tous -et Ilarioun l’accepte- la technique pour boire au tonneau, brise cette autorité et s’en empare.

Cette lutte instrumentalise les deux autres frères, Bouònaventura le simple et Gregòri le novice -par exemple, avant de parler, comme à l’école, Gregòri lève la main pour solliciter l’autorisation d’Ilarioun, qui est campé, dès la dictée de l’acte I comme son maître et instructeur- suivant d’abord Ilarioun, et s’en détachant progressivement.

Une autre technique consista à libérer la gestuelle des quatre Capucins et en particulier, au-delà de la scène d’ivresse croissante de l’acte II, à signifier leur affranchissement de la règle religieuse et morale par des stations debout fréquentes lors du repas et par la danse bachique de l’acte II -retrouvant ainsi une sorte de fête païenne dionysiaque sacrilège autant que libératrice-, leur abaissement par des positionnements de plus en plus fréquents à terre (après la danse bachique de l’acte II, durant le tirage des tarots de l’acte III, sous la menace de Monseigneur Tadèu à l’acte IV), leur soumission par l’agenouillement (devant leur supérieur à l’acte I ou devant la rédemption à l’acte IV). Ainsi, le choix initial de fond pouvait être préservé et signifié sans outrepasser les limites d’une bienséance bonhomme.

Cette insistance sur le type des quatre Capucins et de Tadèu n’efface pas la nécessité d’autres types. Celui de Monseigneur Serafin, jeune abbé grand seigneur, imbu de son rang, de sa naissance et de l’antique puissance de son abbaye est présent dans son costume autant que dans ses gestes et son phrasé. Quant au frère Crisòstomou, déjà obsédé, dans le texte, par le tragique sort de la queue de son chien de garde, il apparaît dans son jeu comme un nigaud poétique, mimant et bruitant autant que parlant dans son apocalyptique description du retour de ses frères au couvent de Saint-Barthélémy.

C'est ici que nous bornerons la longue énumération des principes et des débats, des techniques et des procédés conçus et mis en oeuvre par les uns et par les autres pour tenter de rendre hommage à Francis Gag, à travers ce qui peut être considéré comme sa création majeure, et la plus populaire, l’année du centenaire de sa naissance.

Mais l’hommage à l’homme aimé n’est pas tout. Il est tourné vers le passé. Le travail conduit cette année a pour ambition, aussi, de dire qu’en créant, cet homme a donné des lettres supplémentaires de noblesse à sa culture et à sa petite patrie. Ce faisant, qu’il a laissé devant lui, pour l’avenir, une oeuvre véritable, -et pas seulement la nostalgie affectueuse attachée à la qualité de sa personne- faisant fond de l’éternité des mouvements du coeur humain. A l’épreuve du temps, et à cette première épreuve, nous espérons qu’en lui survivant, cette oeuvre le rendra comme la terre à laquelle nous sommes attachés, immortel.

[1] Rémy GASIGLIA, Vin et parole dans « Lou vin dei padre de Francis Gag », in Nourriture et écriture, tome I (littératures étrangères et régionales, littérature comparée et arts), CRLP, Université de Nice-Sophia-Antipolis, 1999, p.125-154.

[2] Lou vin dei Padre, in Théâtre niçois, Nice, éditions Tiranty, 1970.

 

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